Matières de rêve

Notre actualité la plus moderne et la plus scientifique reconnaît à peine que les progrès actuels, en particulier ceux des nouvelles technologies, participent à la construction sociale schizoïde où l'humain se trouve morcelé. L'art contemporain est le représentant par excellence qui recherche des dispositfs pouvant nous sensibiliser à ce phénomène « border-line », à l'échelle du soi comme à celle de la perception. La démarche de Richard Deschênes puise dans cette voie éclatée par le biais de la gravure, du dessin et de la peinture, matériaux dits «pauvres» devant la richesse des matériaux technologiques. Le catalogue illustré de l'exposition Systèmes, où figurent les beaux textes de David Liss et de Benoit Chaput, présente l'évolution des formes créées par Richard Deschênes, formes de facture riche et géométrico-surréaliste.
Le vocabulaire formel et figuratif de l'artiste abonde de références scientifiques auto-biographiques, iconographiques, «élémentales» ou encore d'architectures sépulcrales. Ces objets sont souvent placés dans les tableaux, dans un ordre qui rappelle celui des pages des catalogues illustrant les machines industrielles, progrès du passé, ou les planches de la fameuse Encyclopédie de Diderot. La construction spatiale de la série Itching Game de la petite salle est complexifiée dans les quatres toiles monumentales de la grande salle d'exposition.

Paper Mill est un immense rideau bleu laiteux composé de la répétition de la même forme de ressort sur toute la surface. Des sortes de micros cylindriques inspirés par les filtres de purification de la pulpe de papier surgissent du cadre inférieur et par contraste, comme des tâches sombres qui soit élèvent le regard, soit l'introduisent dans la toile à la manière de l'admoniteur classique. Du même cadre inférieur, des flèches géométriques comme celles du cadre de l'écran d'ordinateur se dirigent vers le bas pour créer la tension avec le haut de la composition. Quelques rangées de ressorts s'écartent comme un rideau scénographique pour dévoiler un fond tapissé de mosaiques maures décolorées qui en soi annule la représentation et l'affect. En fait, le rideau est inspiré par les tuyaux de plombier qui révèlent ainsi quelque chose par rapport au débat éternel de l'histoire de l'art au sujet du tableau comme représentation. La nature de l'outillage industriel choisi (filtre, tuyaux, grille) tient un discours ironique sur nos idées préconçues au sujet du regard, d'autant plus puissant qu'il est à peine visible de prime abord. Dans ce processus, les médiums s'échangent leur spécificité (par exemple la peinture dessine et vice versa). De la même manière, l'utilité d'un domaine comme celui de la machinerie industrielle en dénature une autre (dévoile une des failles de l'histoire de l'art) afin de défaire l'idée acquise, souvent dogmatique selon laquelle, tout système, qu'il soit de pensée, d'organisme, scientifique ou cosmique où l'artiste puise son inspiration, ne doit former qu'un tout, unifié et centralisé avec des éléments de même espèces.

De plus, dans 100 % Wool, l'artiste se rend présent dans sa propre oeuvre par le biais de son alter ego, le singe. Des deux panneaux horizontaux superposés qui composent cette pièce, celui du bas contient deux silhouettes de singes paraissant avoir perdu leur tête. Si ailleurs le singe évolue dans des environnements plans, comme dans les fresques égyptiennes ou celles de la Renaissance dite primitive, il pourrait être perçu non en tant que sujet comme roi-singe mais en tant qu'action, il exprime le verbe singer: il singe. Singer comme imiter sans en avoir investi le sens. Non-sens. Cela ne veut pas dire qu'il n 'y a pas de sens mais plutôt qu'il y a un sens autre. Justement, la mimesis est un concept essentiel de l'histoire de l'art depuis l'Antiquité. Une somptueuse grille antique fantomatique surplombe le panneau des singes à laquelle lui est superposée une autre grille, d'un autre registre, de l'image numérique, invisible à l'oeil nu. Les champs antiques, tout comme les champs de l'actuelle théorie sur la perception, sont ici questionnés.

De nouveau, c'est le traitement du matériau qui dégage ce scns autre. La toile, support des singes, a été intentionnellemenl maltraitée, usée. Relâchée puis tendue, elle a été pliée, griffée, striée comme gravée sauvagement. Les fines fentes qui en découlent ont été peintes de noir par la pression des roues d'une chaise de bureau, selon le catalogue. La couleur, vaguement verdâtre, crée un effet délavé. L'effet d'ensemble évoque l'érosion et le flou. L'idée de trompe-l'oeil et, plat de choix du débat sur la mimesis, son devenir éclaté, voire atomisé, sont « parlés» par le matériau.

Chevauchement typique et Cabine l, deux constructions plus complexes voient, de l'une à l'autre, le motif de la grille occuper progressivement toute la surface composée de petites croix blanches. Elles retiennent par endroits, comme un filet, les bras d'armatures de bois chevalines, véritables squelettes évidés de leur chair. Ces deux sortes de grilles superposées obstruent le regard comme un écran. Dans Cabine l, la végétation et le minéral de facture réaliste débordent les deux bords latéraux du cadre comme pour valider l'idée que l'écran marginalise la réalité. Le fond qui s'unit habituellement avec la surface par la même tonalité de couleur délavée, semble fuir la lumière qui, avec l'ombre, est la composante essentielle du regard.

Telle l'image numérique qui excède la perception centrale (fovéale) en excluant la vision périphérique et dont le matériau (le pixel), crée l'image tout en la défaisant, l'oeuvre de Richard Deschênes défait les systèmes de l'histoire de la connaissance. Son matériau «primitif» autre que technologique, possède la capacité de retisser les restes de ces systèmes, de provoquer la vitesse de lecture, tout en la faisant éclater. De sources diverses et donc de lecture non linéaire, les éléments choisis ont la propriété du rêve. L'apparence de non-sens est un leurre. Son vocabulaire formel exige la connaissance du fonctionnement de l'inconscient, qu'il défait, en le singeant, lui aussi.

Cristina Toma (Vie des arts, Montréal, 2000)