Les trois règnes

PREMIER - L'ANIMAL

D'origine Égyptienne, Richard Deschênes écrit son autobiographie en hiéroglyphes géants. Cette phrase je I'ai redigée mais je ne savais pas ce que je faisais. C'élait en mars 1998 et je m'étais mis en tête de présenter chaque participant au numéro 8 de La Revue des Animaux d'une courte phrase écrite tolalernent sous dictée automatique, sans soucis de véracité ou de cohérence. Pour cette fois, je crois que j'avais touché juste. S'il me fallait synthétiser la figure de cet ami, depuis dix ans que je Ie connais, je ne saurais m'en approcher davantage. Ceci a son importance puisqu'iI y a une profonde unité entre son travail artistique et sa personne, la façon dont se dessine sa vie. Cette unité apparaît en premier lieu tout naturellement de falçon esthétique. Son apparence d'abord : mince, crâne rasé clair, teint olive. Une douceur du regard vient équilibrer I'austérite de la présence. Ce même équilibre se trouve en sa maison: douceur de la lumière, des tons, qu'équilibre une économie de moyens qui sait la force du peu. La façon dont s'ordonne I'endroit relève des mêmes lois secretes qui régissent tout son univers pictural. Une retenue est là qui permet à la vie de jouer. Car ce décor serein laisse toute place au moment vécu, lui rendant en quelque sorte hommage.

Ceci est vrai également pour la peinture de Richard Deschênes, jusque dans Ie processus même de son élaboration. Cest qu'il aime travailler de falçon lente, répétitive. Un travail de moine, comme on dit. Cela aussi c'est un mode de vie. «Ca empêche de faire des mauvais coups» dit-il, et on Ie croit. II y a là, d'abord, tout un labeur préparatoire: confection de cadres, marouflage sur des panneaux de bois; quelque chose de lourd, d'éreintant, qui permet d'échapper à la légèrete, de tuer la bête par Ie travail physique. Puis c'est Ie moment de la peinture qui ici n'est pas, on Ie verra, véritablement peinture. Un travail lent qui aime sa lenteur. II s'agit, dit-il, de consumer du temps. Par couches, par essais multiples, des motifs prendront place sur la toile. La répétition est au centre de cette démarche. Répétition ornementale, bien sûr, mais aussi répétition rituelle de I'instant à travers Ie geste du travailleur qui reprend ainsi possession de ion temps. Travailler, répéter. On tue la bête pour reprendre possession du monde.

SECOND - LE VÉGÉTAL

S'il aime ce travail, Richard Deschênes n'aime pas la peinture. "Ça pue", à ce qu'il dit. Peu de peinture donc. Pas de couleur, presque pas. Il semble qu'il ait laissé ses couleurs à l'Espagne. C'est en effet après son séjour à Barcelone en 1991 que la vive coloration végétale de ses peintures précédentes a disparu. L'oeuvre semble depuis avoir été délavée comme les rues et maisons du Barrio Gotico. La couleur y passe dorénavant en fantôme venant habiter quelques formes nécessiteuses. Pourtant, on est loin du mortuaire et du sinistre, il y a toujours vie et croissance organique dans cette oeuvre; avec davantage de discrétion, peut-être avec plus de tact, que dans la forêt originelle. Ce sont ces fameux motifs ornementaux, ces fameuses présences qui animent l'oeuvre depuis son commencement. Sans doute la façon la plus élégante de rendre vie à la peinture. Décomposé, le mouvement ne devient-il pas ornement ?

Toute la tonalité du travail de Richard Deschênes vient de répétitions plus ou moins envahissantes d'objets et de formes. Certains, relativement détachés, conservent leur apport icônique propre: ils sont peu nombreux. D'autres sont arabesques et entrelacs de vagues, clôtures, tuyaux, grillages qui envahissent tout. Sans doute faut-il ranger également parmi ces envahissantes végétations ces traces d'une écritures indéchiffrable qui reviennent périodiquement et qu'on retrouvera cette fois dans la partie inférieure de l'oeuvre intitulée 100 % Wool. Il y a quelque chose de cette ornementation qui fait sérieusement songer à certaines formes de l'art islamique. Comme pour l'Islam, l'aniconisme n'est pas ici l'interdiction absolue de toute forme de représentation mais sert de pretexte au développement d'une forme particulière de l'envoûtement. À ce sujet, il n'est pas sans intérêt de citer le Dictionnaire historique de l'Islam: "On se trouve ainsi en présence d'un art (...) limitant son inspiration décorative à une subtilité répétitive des agencement et des tracés, qui s'affirme dépourvue de toute émotion et qui oblitère, derrière des motifs volontairement indéchiffrables, tout messages autre que l'immédiateté du plaisir." Il y a là une clef curieusement adéquate à l'art égyptien. À son art de vivre également.

Il faut prendre garde cependant  à cet aspect décoratif de l'ornement chez Richard Deschênes: il est trompeur. Quelque chose de beaucoup plus retors est en jeu. C'est ici particulièrement évident dans le panneau supérieur de 100 % Wool où le motif a pris la forme d'une grille évoquant les pixels d'une image numérique. Cette grille se superpose à la représentation d'un grillage décoratif de métal. En fait, elle gruge littéralement cette autre grille sur la zone où elle la chevauche. Outre cette interaction vertigineuse, grille sur grille, de deux motifs en apparence innocents, on assiste ici à une destruction de l'ornement par lui-même s'apparentant étrangement à cette phase décadente des entrelacs islamiques où les lignes directrices sont oblitérées "sous un fourmillement confus de taches de couleurs et même sous des effets de grisaille." Richrd Deschênes parle, pour évoquer ce phénomène, de taches d'ombres propres à l'astigmatisme dont il se dit affecté. Quoi qu'il en soit, il y a fort à parier que c'est autour de semblables et innocentes taches d'ombres que se sont joués certains enjeux majeurs de l'art.

TROISIEME - LE MINÉRAL

Certains éléments de I'oeuvre, évoqués plus haut, échappent particulièrement à I'ornemental et au motif. Ce sont également des éléments répétitifs mais moins fréquents que les ornements proprement dits, ils se détachent du fond et conservent leur valeur iconique. En fait, ils se détachent souvent au point de sembler des corps étrangers venant visiter I'univers de la toile. Une technique particulière utilisée par I'artiste pour reproduire au fusain certains éléments photocopiés n'est pas étrangère à cette impression de collage. Ainsi se matérialisent les figures d'un catalogue universel invraisemblable: outils divers, animaux fabuleux, formes étranges. Ces objets ne sont plus qu'effigies désincarnées du monde où nous vivons. Ainsi de ces formes chevalines présentes dans Chevauchement typique et Cabine I. Comme si de I'idée de cheval ne restait plus qu'une trace minéralisée, qu'une icône usée par la reproduction: une capture pour la mémoire fossile. Cette impression de trace est renforcée par la mise en aplat de grands nombres de ces éléments. L'effet obtenu est positivement troublant et renforce I'isolement de ces formes. Certains détails chez Giotto ou chez Simone Martini produisent un effet semblable de détachement du reste de la toile. Le cas Ie plus fortement affirmé de cette autonomie reste pour moi présent dans certains des derniers tableaux de Malevitch ou la figure principale est traversée d'un ou plusieurs éléments coloriés qui semblent, dans leur mise à plat, surplomber indépendamment Ie reste de I'ceuvre.

Le détachement de ces figures fait songer à quelques hiéroglyphes indéchiffrables. Certaines sont si récurrentes qu'elles deviennent pratiquement emblématiques du travail de I'artiste. C'est Ie cas de ce singe narquois qui parcours I'oeuvre sous plusieurs formes. II n'y a pourtant pas chez ces éléments d'autres significations accessibles que I'effet que nous procure directement leur présence. Rien derrière Ie singe, aucun mystère à décoder, aucun ésotérisme. Tout est là. "L'immédiateté du plaisirl" est la clef de cet art. Mais un plaisir lié à une introspection, une contemplation qui invite au ralentissement. L'animal, Ie végétal, Ie minéral: les trois règnes du monde sont ici présents et mis en jeu pour nous ancrer humainement au monde. La pétrification des éléments les plus organiques leur permet de s'allier à la pierre, forme qui traverse Ie temps, pour nous rejoindre au plus intime. Cet art, décidément, m'évoque toujours l'Égypte. Les ruines de I'ancienne Égypte ne laissaient-elles pas soupçonner une époque d'unité pour la vie, I'art et Ie sens ? Ce soupçon n'est peut-être pas fondé. Mais il est là et porte Ie désir que nous avons de réaliser cette unité. Sans doute aussi est-ce Ià I'attrait étrange de I'oeuvre de Richard Deschênes.

Benoît Chaput (pour le catalogue Richard Deschênes systèmes, publié par la Galerie Éric Devlin, 2000)