Images en transit

En cette ère du numérique, les images ne cessent de proliférer; on les reproduit, les modifie et les diffuse à souhait. Dans ce foisonnement vertigineux, la distinction entre l’original et la copie est presque disparue. Régies par une vélocité toujours croissante, les images n’ont même plus le temps de prendre forme dans nos esprits. Dans son analyse de la situation, le théoricien Paul Virilio observe que : « Nous avons maintenant l’esthétique de la disparition d’une image numérique instable de nature fugitive, dont la persistance est exclusivement rétinienne. » [Notre traduction]. Richard Deschênes va à l’encontre de cette logique de disparition accélérée en faisant lentement transiter les images d’un mode à un autre. Ce processus de transition, qui assure à la fois une origine et une destination à l’image, est au cœur de son exposition Transfert. Le mouvement s’opère dans les peintures tout comme dans les collages, mais de manière différente : agrandissement et isolation d’une figure sur fond neutre dans le cas des peintures; soustraction d’une figure qui est remplacée par un nouveau fond dans le cas des collages.

Les tableaux, qui sont exposés pour la première fois (à l’exception de quelques œuvres moins récentes), ont tous été créés selon un procédé inventé par Deschênes. Pour commencer, l’artiste agrandit plusieurs fois une petite reproduction photographique en noir et blanc à l’aide d’un photocopieur. Ensuite, sur une grande feuille de papier vélin, il trace à la main les différents points de trame de la reproduction. Finalement, il recouvre de charbon l’endos de la feuille, la fixe sur une surface blanche en bois et, à l’aide d’un crayon, frotte individuellement sur chaque point pour reproduire l’éventail de tonalités de l’image. En exécutant ainsi de ses mains, et avec minutie, ce qui est en fait une reproduction d’image mécanique, l’artiste accompagne physiquement et habite chaque détail. En ce sens, Deschênes voyage réellement avec les images dans leur transit, depuis leur origine en tant que reproductions à échelle réduite — tirées principalement de vieilles encyclopédies — vers leur destination (et destinée) en tant que tableaux uniques. Ce transit ne se limite toutefois pas à la composition matérielle de l’œuvre, qui s’apparente davantage au dessin qu’à la peinture; il est également enrichi par le choix de l’imagerie.

L’idée d’une origine est dépeinte dans trois grandes peintures : Photographe (2012), Diane Arbus (2012) et Culte – après Martin Honert (2012). Les deux premières œuvres n’ont pour figure que des appareils photo, tandis que la troisième montre un arbre majestueux. L’image de l’appareil photo est particulièrement éloquente, puisque cet instrument est le point de départ de presque toutes les œuvres de l’exposition. En transférant et en agrandissant manuellement cet archétype de la reproduction mécanique, Deschênes rend hommage à l’appareil générateur d’images. Apposée sur un fond blanc, la représentation de l’arbre est également chargée d’un symbolisme lié à l’origine, rappelant notamment la genèse et la descendance. La série de plus petites œuvres comprend des portraits de personnages qui ont marqué l’histoire (Kemal Atatürk, Iouri Gagarine, Valentina Terechkova, George Orwell, Louis Pasteur, Anton Tchekhov, Billie Holiday, Victor Hugo et Maurice Richard), évoquant chacun à leur manière l’innovation, l’invention et la découverte. À cet égard, on peut dire que Deschênes travaille comme un guide d’expédition, accompagnant ces images à la fois littéralement (transition d’une petite reproduction vers une œuvre de grande taille) et métaphoriquement (voyages exploratoires et compagnons de route).

Dans la série de collages, plusieurs photos de journaux sont soumises à une autre forme de transit, laquelle modifie leur état d’origine par voie de soustraction pour ensuite leur procurer une nouvelle destinée par voie de substitution. À la manière d’un chirurgien, l’artiste pratique des incisions pour retirer la figure centrale d’une image, après quoi il y greffe et y suture des éléments tirés de deux ou trois copies identiques de la même photo de manière à configurer le nouveau fond qui remplace la figure enlevée. Au-delà de compléter l’opération, cette dernière étape laisse des cicatrices bien visibles qui témoignent de l’effacement. Contrairement au traitement d’image numérique habituel, l’intervention de Deschênes laisse des traces qui font ressortir à la fois l’origine de l’image et la transformation qu’elle a subie. En outre, les figures disparues sont directement ou indirectement évoquées dans les titres des collages, puisque ce sont les légendes originales des photos. Le sujet du collage est à la fois le fond reconstitué qui remplace la figure supprimée et le geste de l’effacement en tant que tel. Le fond ainsi reconstitué vient souligner la disparition du point d’intérêt et de l’ancrage documentaire de l’image, soit la figure-sujet. En effet, la touche habile de Deschênes fait non seulement disparaître la figure centrale, mais également la source documentaire que représente la photo. Au cours de ce transit depuis leur contexte journalistique original, les reproductions sont affranchies de leurs chaînes référentielles et deviennent des images singulières ayant une existence qui leur est propre. Ces collages ouvrent indéniablement un espace de réflexion sur la destinée des images issues d’une figure disparue.

Enfin, la relative objectivité des fonds sans figure qui caractérisent les collages et des figures sans fond qui caractérisent les peintures peut être repensée de manière intéressante à la lumière de la dimension psychologique que comportent deux œuvres moins récentes également incluses dans l’exposition Transfert. Dans Morulas 3 (2008) et Morulas 4 (2008), des béliers se tiennent de façon improbable sur des microsphères (ou macrosphères) présentant un flou cinétique, lesquelles flottent dans un vaste espace qui contient aussi plusieurs images de cerveaux plutôt intrigantes, nous rappelant avec éloquence que c’est dans cet organe central de traitement que les images transitent, prennent forme et persistent le temps d’une perception.

Bernard Schütze


(1) Paul Virilio, Esthétique de la disparition, New York : Semiotext(e), 1991, p. 36.