Un language de possibilités

Richard Deschenes a l'âme d'un inventeur et Ie tempérament d'un linguiste. Sa demarche artistique consiste en la formulation d'un vocabulaire visuel infini résistant a toute forme de stagnation, un langage poétique de la mémoire et de libres associations, enraciné a la fois dans Ie particulier et I'universel, et inspiré par I'histoire, une histcire libéré toutefois de ses balises temporelles.

Richard Deschenes considère Ie langage comme une chose malléable et poreuse, en perpétuel changement, sujet au contexte et aux lectures les plus singulières. C'est en cela et pour cela que Ie [angage constitue un véritable réseau de communication traversant tant la matière que Ie psychique, un langage nécessaire à la survie, Ie terme étant entendu ici au sens premier.

On trouve dans Ie travail de Richard Deschênes une richesse thématique des plus ambiguës tant d'un point de vue historique que métaphorique. Toute signification précise est détournée et calculée de façon tout à fait intentionnelle par I'artiste, de manière à ce que son travail résiste à une lecture linéaire et typiquement narrative. Les références, chargées de sens multiples, trouvent un effet d'équilibre dans une forme ludique, sorte de jeu pictural qui s'ouvre et se ferme sur lui-même. C'est la curiosité du spectateur et I'acte même de voir qui se trouvent ainsi ébranlés, ouvrant du coup de vastes territoires à l'imagination de chacun.

100%Wool (1999) est particulièrement caractéristique de I'approche de Deschênes et de sa façon de générer des images. Composée de deux sections horizontales, I'oeuvre fut d'abord peinte sur une toile non tendue, égratignée, tachée et pliée, puis montée sur panneaux de bois érigés ver• ticalement. Contrastant avec Ie vert souillé, terreux, et les effets de damier que I'on retrouve dans Ie panneau supérieur du tableau, se trouvent les lignes élégantes d'une clôture antique en fer forgé, subtilement peinte d'un bleu-gris délavé. Le panneau inférieur est strié par de nombreuses lignes - véritables nervures aux motifs irréguliers. Posée à plat sur Ie sol, la toile a d'ailleurs été peinte avec une vieille chaise de bureau dont les roues ont été enduites de peinture noire, laissant ainsi derrière, ironiquement, un véritable tracé de lignes. Deux figures semblables à celles de singes - que I'on retrouve régulierement dans Ie travail de Deschênes - peintes ici dans des tons délavés, semblent se balader avec nonchalance, suspendues dans un entre-deux, traversant la surface du tableau. Plusieurs chiffres noirs encerclés en blanc sont distribués sur toute la surface de la section inférieure de I'ceuvre. Sans qu'aucune séquence ne soit apparemment discernable, ces chiffres ont pour effet d'activer encore plus Ie rythme de la composition. Aussi disparate soit-il, I'ensemble de ces éléments adhère de façon tout a fait remarquable à une logique interne. Si bien que pour rendre compte de la dynamique et de I'intérêt singulier du tableau, notre oeil se voit obligé d'y circuler constamment.

Aussi formellement disparate qu'elle puisse paraître à première vue, cette oeuvre recèle plusieurs éléments clés du vocabulaire de Richard Deschênes: histoires personnelles, références historiques, motifs ornementaux, iconographie ambiguë, tension entre des systèmes de pensée qui sont soit prédéterminés, soit livrés au hasard. Les éléments picturaux amemés par Ie peintre et, très certainement, la combinaison de couleurs sombres imposent un ton solennel à I'image, même si une sorte de légèrete de I'esprit semble y prevatoir. Les singes, qui constituent encore une fois un peu la marque de commerce de I'artiste et par Ie fait même un symbole récurrent dans sa peinture, ajoutent un air d'espièglerie a I'ensemble de la composition.

Paper MiII (1999) est autrement plus dense du point de vue de la composition et de I'atmosphére. On note tout de suite la juxtaposition entre les dimensions monumentales de I'oeuvre et la complexité du motif principal qui couvre presque la surface entière du tableau, telle une bobine qui se deroulerait a l'infini. L'oeil tend à suivre les méandres de ce circuit à travers toute la surface (Ie motif résulte lci de la répétition d'une image trouvée dans un catalogue de plomberie), nous laissant croire qu'il n'existe ni début ni fin à cette trajectoire. Ce parcours visuel est toutefois interrompu à quelques reprises par des objets, tous identiques, de forme cylindrique, placés a différents intervalles. Si par hasard Ie spectateur identifiait correctement ces mystérieux objets comme des filtres dont on se servait anciennement pour purifier la pulpe de papier, celui•ci aurait sans doute un indice sur la source mêne du titre de I'oeuvre. II ne faut cependant pas y voir Ie sens définitif du tableau: Ie processus de questionnernent importe davantage et toutes interprétations "détinitives" ne sauraient être ni applicables ni mêne souhaitées.

Bien qu'il n'ait mis les pieds dans une imprimerie depuis des années, Deschênes a d'abord une formation de graveur. Sa personnalité ne convient cependant pas au lent processus de ce type de production. II préfère développer une autre imagerie, avec d'autres matériaux, utilisant ainsi la gravure comme matrice - ca qui signifie, bien sûr, une violation ultime de I'éthique même de la gravure. De son expérience de graveur, Deschênes retient néanmoins Ie côté méthodologique qu'impose Ie procédé de création propre à la nature du médium - ce qui aura un effet profond et durable sur la manière qu'il a de construire sa propre imagerie langagière. C'est à partir de là que Ie dessin devient pour lui un médium privilégié, par ses propriétés matérielles, ses fortes qualités graphiques et la possibilité de s'exprimer sans détour.

L'intérêt que Richard Deschênes porte au dessin, aux procédés méthodologiques et aux inventions de toutes sortes I'entraîne de façon naturelle vers les illustrations de machines reproduites dans d'anciens catalogues industriels ou, plus important encore, du côté de l'Encyclopédie Diderot (1751-1772), superbement iIIustrée en plusieurs volumes, dans laquelle on trouve des milliers de planches iIIustrant machines, outils et inventions industrielles, commerciales et scientifiques. En plus de reproduire Ie plus fidèlement possible les planches par rapport à la réalite, Diderot a voulu que son ambitieux projet constitue une structure organisationnelle permettant de saisir les développements techniques rapides de I'époque: une façon d'imposer un ordre pour comprendre I'état infini du savoir. L'essence même qui sous-tend I'entreprise de Deschênes, sa démarche artistique, se révèle à travers I'aspect métaphysique de son oeuvre, où machines et anatomies sont analogues - vision à s'être sans doute Ie plus puissamment exprimée dans les dessins scientifiques et anatomiques de Leonard de Vinci.

Les influences de Leonard de Vinci et de Diderot ne sont pas repérables dans Ie travail de Deschênes, bien que les illustrations scientifiques et d'histoire naturelle aient alimenté son inspiration et constitue pour lui un lexique riche tant par ses qualités ornementales et visuelles que par la puissance de ses métaphores. La simplicité et Ie style détaillé de ces dessins sont porteurs d'un même sens. Même si les ceuvres de Deschênes partagent des caractéristiques associées à la peinture, il n'empëche qu'elles sont en premier lieu des dessins avec des collages, ou sont récupérés d'anciens tableaux et des gravures que I'artiste conserve dans son studio, et ce justement dans une telle optique. Ce processus de recyclage représente egalement en lui-même une importante métaphore, un véritable symbole archéologique ou Ie travail de surface et la représentation d'êtres fantomatiques évoquent la mémoire et Ie passage du temps.

D'une grande richesse, faisant appel à des motifs détaillés, une ornementation manifeste et un apport inventif des techniques du dessin, riches également sur Ie plan symbolique et jouant sur I'absence de couleurs prononcées, les tableaux de Deschênes ne sont jamais purement décoratifs. Ce qui bien sûr ne signifie pas là nécessairement une absence de beauté, encore qu'une beauté brute, non raffinée puisse faire ressortir, par opposition, I'élégance et Ie raffinement formel.

De facture plus conventionnelle, Cabine I (1998-1999) demeure peut-être Ie plus beau tableau de la récente serie des ceuvres de Richard Deschenes. C'est aussi Ie tableau Ie plus complexe visuellement et Ie plus difficile à lire. D'abord, Ie format, presque carré, ébranlé légèrement notre vision. Les eftets de perception se compliquent par une sorte de grillage ondulé où se croisent un réseau dense de lignes horizontales et verticales. Quatre chevaux - figures squelettiques - ont été ajoutés en avant-plan de cette grille. Difficiles à percevoir, on les distingue par les effets de contraste formés par leurs élégantes lignes courbes. Les chevaux sont fragiles et iliustrent ces armatures de bois qui servaient anciennement à créer les statuts équestres en bronze. Une fois de plus, contre toute attente, Deschênes réussit à maintenir I'équilibre entre des éléments qui s'opposent entre I'attitude royale et la construction primaire des chevaux, entre la densité et la legèreté, entre une émotivité excessive et une paisible harmonie. La contemplation de I'oeuvre devient ainsi une expérience active et potentiellement infinie.

Le travail de Richard Deschênes se lit comme les pages ouvertes d'une étrange et fascinante encyclopédie, où la poésie et I'enchantement supplantent les faits, les statistiques et les préjuges historiques. Lorsqu'il ressent Ie besoin de classer et d'ordonner un vaste univers apparemment chaotique, son point de vue se rapproche davantage des concepts d'équilibre et d'harmonie tels qu'on les retrouve en Orient, que des conceptions de linéarité et de certitude typiquement occidentales. La composition de chaque oeuvre joue d'un équilibre précaire entre raffinement et simplicité, entre organisation et désordre, sens précis et ambiguïté - ces dualités qui reflètent Ie rythme de I'existence quotidienne. L'imagerie de Richard Deschênes se maintient dans un espace ouvert, celui que I'on trouve dans toute polarité, entre les éléments qui s'opposent. II ne cesse d'inventer un langage fluide dont les mystères invitent à de nouvelles découvertes; par essence, un langage de possibilités.

David Liss (pour le catalogue Richard Deschênes systèmes, publié par la Galerie Éric Devlin, 2000)